Sandra Reinflet

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Sandra Reinflet

Perché au 8e étage, on découvre un appartement dans les nuages, comme en lévitation. Et tout autour, 360 degrés d’horizon. A l’image de la femme qui l'habite, Sandra, 34 ans, notre slasheuse de ce mois-ci. Cette photographe, musicienne, écrivaine, mi-Sophie Calle, mi-entrepreneuse, visite la vie avec une curiosité qu’on lui envie.
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Bonjour Sandra, quand on te demande ce que tu fais comme métier, tu réponds quoi ?

Je suis "inventeuse d’histoires vraies". C’est un faux métier qui résume bien ce que je fais. Mon travail part toujours du réel (une histoire vécue par moi ou par d’autres), puis je choisis le support le plus adapté pour le mettre en scène : la photo, la musique, l’écriture… Peu importe l’outil, la forme choisie, le fond reste le même. Avant, je disais que j’étais photographe, chanteuse, écrivain, voyageuse, et je lisais bien dans les yeux des gens que pour eux, ça signifiait " rien du tout". Je suis une fille transversale et, dans un pays de spécialistes comme le nôtre, les gens ont l’impression que plus on en fait, moins on en fait. C’est en train de changer mais on reconnaît encore surtout ceux qui approfondissent des domaines, les “verticaux”.

Et tu trouves ça dommage ?  

Oui  ! En France, on a des vies en entonnoir : quand on est enfant, tout est possible, on nous laisse expérimenter. Et plus on vieillit, plus on est trié, classé : ceux qui sont créatifs, ceux qui sont scientifiques… On choisit une filière, on trouve un boulot et on s’enferme de plus en plus. Je n'ai pas envie de me résumer à quelque chose. De me dire : moi je sais faire ça, point final. J’ai envie de continuer à découvrir, à tester, à rater. Par exemple, demain, je pourrais très bien me mettre à la sculpture. Pourquoi pas ?

Tu penses qu’être « débutant » dans un domaine, ça peut être une force ?  

Quand on est « débutant », on est comme un gosse : on a plus de fraîcheur, on s’interroge, on remet en cause. J’adore aller à une expo, à un concert ou un spectacle avec des gens qui n’y connaissent rien, ça permet de rester dans l’émotion plutôt que dans l’intellect. Aujourd’hui on analyse tout au lieu de ressentir. Ça me fait penser à ces paroles de Brel qui dit qu’un enfant, « c'est le dernier poète d’un monde qui s’entête à vouloir devenir grand ».
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« Je n'ai pas envie de me résumer à quelque chose. De me dire : moi je sais faire ça, point final. J’ai envie de continuer à découvrir, à tester, à rater. »
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Je n’arrive pas à deviner les études que tu as faites, mais en même temps est ce que c’est important ?

J’ai fait des études de commerce, parce que je ne savais pas quelles études entreprendre. Un conseiller d’orientation m’a dit de faire ça (parce que j’aimais les langues, voyager, entreprendre…). Mais de mes cinq ans d’école, je ne garde pas grand chose si ce n’est d’avoir appris à rendre possible les projets – ce qui est utile quand on est artiste. J’ai fait deux stages dans la com. Et puis j’ai eu un accident de voiture. Évidemment ça m’a fait prendre conscience de plein de choses et notamment, que ce n’était pas de cette vie que je voulais. Alors je suis partie un an aux Philippines où j’ai travaillé dans une prison pour femmes. Quand on est enfermé et qu’on vit sous contrainte, on a deux choix :  s’apitoyer, ou faire la part des choses entre ce qu’on doit accepter et ce sur quoi on peut jouer. Ces femmes en prison ont pris la deuxième décision. De là est né le projet de mon premier livre : Same Same, but different (Michalon, 2010). Je suis partie faire le tour du monde pour interviewer 81 femmes qui vivent dans des déserts, des prisons, des bidonvilles, et comprendre comment elles arrivent à se réaliser malgré ces conditions difficiles.

La contrainte est un thème récurrent dans ta vie ?

C'est même un des moteurs de ma vie. D’abord, parce que ça aide à choisir entre ce qu’on veut vraiment et ce qui est accessoire. J’ai lu récemment un article qui disait que tout le monde a des rêves et globalement à peu près envie de la même chose : avoir une maison, des potes, une famille, se lancer dans un projet artistique ou créer sa boîte … Mais il faut dissocier ce à quoi on rêve et ce pour quoi on est prêt à se battre. Être prêt à sacrifier ses week-end et ses nuits, pour un projet, je crois que c’est la différence entre un rêve et une vocation.  
Quand je suis rentrée de mon tour du monde à 25 ans, j’ai hésité à repartir dans des jobs plus commerciaux, parce que c’était simple. A contrario, se lancer dans un projet artistique, c’était galère. Je vivais au RSA , je devais me motiver sans patron, je n’étais attendue par personne. Mais c’est justement grâce à ces contraintes que j’ai compris que c’était ça, ma vocation.
Et puis la contrainte rend créatif.

C’est à dire ?

Par exemple, quand je suis partie signer mon premier livre au Québec, je suis tombée amoureuse. En rentrant en France, j’ai raconté mon histoire à mes amis et la seule chose qui les intéressait, c’était de savoir si j’allais prolonger cette relation. Comme si seul l’engagement avait une valeur. Cette contrainte sociale de l’amour qui doit durer m’a donné l’idée de mon second livre (ndlr : Je t’aime [maintenant] Michalon 2012), pour lequel je suis partie à la recherche de toutes mes anciennes relations amoureuses pour ne raconter qu’un instant avec chacun. Et là encore la contrainte m’a rattrapée. Mes proches m’ont dit  “24 moments avec 24 personnes, mais qu’est-ce qu’on va penser de toi ?” Et c’est leur mise en garde qui m’a donné le déclic pour me lancer. Si le fait qu’une femme ait eu des amours pluriels dérange encore, il fallait que j’aille au bout du projet !
Par ailleurs, je n’ai jamais été aussi créative que quand je n’avais pas d’argent. Ça m'a poussée à me réinventer, à trouver des solutions, à décupler mon énergie.
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« Mais c’est justement grâce à ces contraintes que j’ai compris que c’était ça, ma vocation. Et puis la contrainte rend créatif. »
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Tu m’as aussi dit que tu crois beaucoup aux signes ?

Il y a une histoire assez drôle sur ce sujet. Quand j’avais 25 ans, lors d’un de mes voyages en Indonésie, on m’a conseillé de rencontrer un guérisseur, Gédé, dont on disait qu’il possédait des pouvoirs. Il m’a dit : «  Quand tu auras 33 ans, ça marchera pour toi dans des domaines artistiques » . Il m’avait même laissé une carte «Some people remember ».
Il se trouve qu’à 32 ans, ça a commencé à bien fonctionner. Alors l’année suivante, j’ai décidé d’aller retrouver Gédé pour lui dire merci. J'ai galéré pour le retrouver, et quand, après des jours de voyage, je suis enfin arrivée chez lui, il m'a expliqué qu’il était devenu agent immobilier parce que “gourou” ne rapportait pas assez. J’étais hallucinée mais en même temps, c’était une grande leçon. Ça veut dire que les signes dépendent simplement de la lecture qu’on en fait.

Et aujourd’hui, quels sont tes nouveaux projets ?

J’écris ma première fiction (qui sortira en janvier aux éditions JC Lattès), dont le thème est « Ne parle pas aux inconnus ». C’est ce que les parents répètent tout le temps aux enfants, et je n’y ai pas échappé. Gamine, j’habitais dans une maison au milieu d’une ZUP de province. Je n’avais pas le droit de sortir du jardin et j’attendais impatiemment le moment de pouvoir aller voir ailleurs si j’y suis ! Pour ce livre, je me suis inspirée du témoignage de jeunes de toute l’Europe à qui on transmet plein de peurs similaires. Ils m’ont raconté ce que signifiait pour eux devenir adulte et j’ai imaginé le roman initiatique d’une jeune fille de l’est. Mais je n’en dis pas plus… Et en attendant janvier, je m'attelle à une nouvelle discipline : écrire chaque matin, dans un café, jusqu’à 13 heures, sans internet, ni téléphone, pour arrêter de procrastiner et avancer !
Je travaille également sur VoiE/X, un projet de photographie que j'ai amorcé en Mauritanie et qui va me conduire de Papouasie en Iran, en passant par le Groenland,  pour faire le portrait d’artistes sous contrainte.

Quels sont tes conseils pour faire de la contrainte son meilleur allié ?

- Considérer les choses par étapes. Se fixer des objectifs atteignables par jour et arrêter de penser à l'ensemble. Quand on se lance dans une randonnée en montagne par exemple, si on marche en fixant le sommet, l'effort semble insurmontable, mais si on se concentre sur chaque pas, alors on accumule un tas de petites victoires qui nous donnent confiance pour continuer d'avancer.  
- Dégoupiller ses mécanismes d'évitement. On a tous d'intenses envies de vaisselles ou autre arrosage de cactus au moment précis où on doit faire face à son projet. Pour contrer cette procrastination (derrière laquelle se cache en fait la fameuse peur de la page blanche), je crois qu'il faut trouver un contexte réservé. Une sorte de rendez-vous avec soi-même, dans un lieu et un temps dédiés. Un café, un parc... Sans Internet et hors de chez soi.
- S'ennuyer. Au milieu de nos emplois du temps hyper chargés et hyper connectés, on oublie de ne rien faire. L'ennui – ce grand vide qui donne le vertige – est en fait notre meilleur ami. Enfant, c'est lui qui nous faisait inventer des histoires. Si le cerveau n'a plus rien à recevoir, il va émettre des idées. Contraignons-nous à nous déconnecter (allez, juste quelques heures par semaine) pour réinventer.
- Accepter les déviations. Croiser des difficultés est une chance. La contrainte limite autant qu'elle inspire. Composer avec elle permet d'imaginer des détours, des solutions malignes pour s'inscrire dans le paysage. Et oui, on peut survivre avec moins d'argent, et oui, nos enfants nous aimeront mieux si nous sommes des mères inspirantes plutôt que des mères carte-bleue, et oui, la route est difficile, mais quand on arrive au col en sueur, on regarde la vue et on se dit qu'on l'a bien mérité ce putain de sommet.

Bibliographie :
- Same same but different (Michalon, 2010)
- Je t'aime [maintenant] (Michalon 2012)
- Qui a tué Jacques Prévert ? (La Martinière 2014)
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« Les signes dépendent simplement de la lecture qu’on en fait. »

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By Eve